On n'est
pas si souvent dépaysé. Ni quand on voyage, ni quand on lit. Et
comme je n'ai plus les moyens de voyager, j'attendais de Tête bêche,
le roman de LIU Yichang paru chez Picquier Poche qu'il me dépayse.
Comme
dans tous les voyages il faut d'abord dépasser la barrière de la
langue. Celle de Liu Yichang, même traduite, laisse une impression
étrange, un caractère direct, presque familier, qui rappelle les
dialogues des films de Hong Kong, où se déroule d'ailleurs
l'intrigue. Mais peut-on parler d'intrigue ? Ici pas de destin,
pas de rebondissement, l'irruption du sens à l'occidentale est
remplacée par l'éruption des sens. On entend crier au voleur, on
voit un jeune homme aux cheveux longs s'enfuir dans la foule, on sent
les odeurs de la rue, et la force de l'alcool nous fait parfois
claquer la langue. Et toujours contre soi on sent le contact de la
foule. Ou alors c'est parce que je lis debout, serré dans le bus ?
Lorsque le mien pile, ceux de Hong Kong se rentrent dedans et ils
sortent la jeune héroïne, A Xing, d'une rêverie où elle se voyait
adulée par les foules, parfois actrice, parfois chanteuse, mais
toujours au bras d'un mari auquel elle prête volontiers les traits
d'Alain Delon. Malgré ses quinze ans, malgré la naïveté de ses
rêveries de midinette, il y a déjà du cynisme chez cette
adolescente Elle ne rêve pas d'amour, mais de porte de sortie. Le
mariage est une alternative à l'usine, au travail en général, et
la rêverie, un refus de l'avenir qui l'attend.
L'avenir,
l'autre personnage de ce roman déambulatoire n'y pense plus. Le
présent déjà, lui semble plus irréel qu'un passé qu'il n'a pas
vu filer, comme il n'a pas vu la ville pousser si vite, si haut, si
loin autour de son souvenir. Et l'oisiveté lui laisse tout le loisir
de contempler l'ampleur de ses regrets. Sa femme qui n'a vu en lui
qu'une alternative à l'usine, au travail en général, son fils
qu'il n'a pas su connaître et qui n'enverra pas de carte pour Noël.
L'ampleur de sa lâcheté quand il n'intervient pas face à ce père
en deuil qui dilapide son chagrin en maltraitant son fils ; sans
doute la plus simple des plus tristes scènes qu'il m'ait été donné
de lire.
Et ce
n'est qu'en refermant le livre que j'ai compris que c'est parce que
le présent est trop dur à supporter que les héros se réfugient
dans ce que la réalité leur laisse : pour la jeunesse,
l'avenir, encore intact, encore possible, pour la vieillesse toute
proche, le passé, qu'on contemple quand on tourne le dos à la mort.
Alors ce
qui dépayse, ce ne sont pas les ingrédients, les même que chez
nous finalement, c'est cette façon de ne pas les mélanger, de les
superposer comme des matières non miscibles. Il en va de même de
l'écriture. On aurait aimé, enfin j'aurais aimé, que la phrase fut
moins terre à terre, moins brute, mais c'est de l'agencement des
séquences que naît une poésie de la construction, un mille-feuille
délicat de douceur et de violence, de naïveté et de cynisme,
d'espoirs et de regrets, une alternance subtile qu'on n'aperçoit
qu'une fois qu'on a refermé le livre, comme on réalise qu'on a aimé
un voyage seulement longtemps après, en lisant le journal qu'on
tenait alors ou en regardant la photo d'une soirée qu'on avait
oubliée.
Mais on
n'oubliera pas Tête bêche, de LIU Yichang paru chez en poche chez Picquier Éditions, cette photo de Hong Kong, Hong Kong où je n'ai jamais mis
les pieds mais dont il me semble maintenant que je l'ai connue, au
début des années soixante-dix, quand je n'étais pas né.
La chronique audio, pour Des Poches Sous les Yeux, est disponible ici.
TL ; DR : Itinéraire d'un vieil homme et d'une jeune femme dans un Hong Kong intemporel. C'est dépaysant, parfois magnifique, parfois trivial, parfois creux et parfois émouvant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Qu'avez-vous pensé de ce que j'ai pensé de ? Les commentaires sont bienvenus.