Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 14 juillet 2014

Le Jeu des Ombres, de Louise Erdrich, au Livre de Poche.

Le jeu des ombres, de Louise Erdrich, que j'ai reçu dans le cadre du Prix des lecteurs du Livre de poche, commence par un procédé littéraire : une femme annonce qu'elle écrit maintenant deux journaux. Le premier est celui qu'elle tenait avant, et dont elle sait maintenant que son mari le lit en cachette. Le second, dans lequel elle décrypte les mensonges qu'elle laisse dans le premier. 

Il y a quelque chose de scolaire, de sage dans les premières pages. Mais ça ne dure pas. Irene America n'est pas seulement la femme de Gil, elle est son modèle, sa muse, la mère de ses enfants. Vraiment ? Est-ce que Gil peut en être sûr ? Est-ce que le lecteur peut en être sûr ? 

Bizarrement, le livre ne repose pas sur le suspens, mais sur la façon dont tout se déglingue. Les mots d'Irène sont encadrés par les mots d'un narrateur qui semble tout proche, et l'on passe du contenu des agendas au reste de l'histoire sans aucune convention typographique. On pourrait croire qu'on va se perdre, mais ce sont les personnages qui se perdent. Les enfants, qui regardent leurs parents se déchirer, s'aimer, se faire du mal, se faire du bien. Les parents. Depuis longtemps. 

Bien-sûr, c'est Gil, le méchant. Le peintre égocentrique, qui expose le corps de sa femme dans des toiles dont l'impudeur fait sans doute une part du succès. Bien-sûr, c'est Irène qui a tort. Elle devrait arrêter de boire, partir, cesser de mentir, de truquer ses agendas. Bien-sûrs ils se détestent, bien-sûr ils s'aiment contre le reste du monde. Mais Gil voudrait posséder Irene, et Irene, il y a longtemps, lui a laissé croire qu'elle le laisserait faire. 

En toile de fond, leurs origines amérindiennes, l'appartenance, la béance laissée par des pères absents, la recherche d'identité, l'Amérique dévorée par son rêve. En toile de fond un autre peintre, qui immortalisait les visages de tous ces américains natifs, Lui aussi ambigu, lui aussi fidèle à ceux qui mourraient bientôt des maladies apportées par les colons, ou par leurs armes, ou qui survivraient à peine, dans des réserves, comptant le sang qu'ils sauveraient de leurs arbres généalogiques ravagés par moitié, quart, huitième. Comme comptent les immigrés après des mariages mixtes. Sauf que pour l'Amérique, ce sont les natifs qui ont vu leurs gènes se diluer dans les gènes des colons, qui ont vu leur sol leur échapper, puis leurs passés, leurs rêves.

Le désarroi est partout dans le jeu des ombres, et les explosions de violence sont suivies de réconciliations glaçantes, précédées de silences électriques.

On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que le langage, le style, soient aussi déglingués, aussi aventureux. Mais peut-être que le décalage entre les phrases courtes et sages et la folie ambiante participe à nous faire ressentir les liens trouble entre l'art, le désir,  et l'angoisse, la force et la faiblesse, le sexe, la violence, la folie, la famille, le passé, l'avenir. Et toujours, dysfonctionnel, inadéquat, maladroit, douloureux, éternel : l'amour. 

Parce qu'il y a beaucoup plus d'ombres que de jeu dans le jeu des ombres de Louise Erdrich, paru au Livre de Poche, on en ressort plein d'une envie bizarre de ne plus faire de mal à personne, de prendre une grande respiration et de se dire : ça va aller. 

L'audio est ici avec un fonds sonore assuré par l'excellent titre Jimmy, de Moriarty. 

TL ; DR : Un couple se déglingue, sur fond d'appartenance amérindienne et d'art contemporain. Dérangeant et beau. 

3 commentaires:

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