Ce que j'ai pensé de

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Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 15 décembre 2014

À pas aveugle de par le monde, de Leïb Rochman, en Folio

Pourquoi recommander de lire À pas aveugles de par le monde, de Leïb Rochman, enfin paru en français chez Folio, alors que je n'ai pas réussi à le lire intégralement ?

Parce qu'il y a des travaux impossibles qui doivent être menés. Écrire sur le retour des survivants de l'Holocauste est un travail impossible. Chroniquer ce travail impossible est un travail impossible. Mais qui doit être fait. Il n'y a pas de chiffres dans ce livre, pas de statistiques, pas de descriptions insoutenables. Plus on avance, plus on comprend qu'il n'y aura rien de directement réel, rien à quoi se raccrocher. C'est ce qui rend le livre impossible à lire dans son intégralité. Et c'est ce qui permet de comprendre, en le lisant, des choses qu'aucun autre livre, aucun documentaire, aucun débat ne m'avaient permis de comprendre plus tôt. Par exemple le scandale de l'immédiat après-guerre, ces survivants qu'on accueille comme des gêneurs, responsables de la mauvaise conscience des Nations, victimes tellement humiliées qu'elles portent elles-mêmes la honte de leurs bourreaux.

Leïb Rochman parle des camps mais il écrit : les Plaines. Refuser le vocabulaire des bourreaux, réinventer la narration. Impossible de vivre après les Plaines. Avoir survécu est une trahison. Vivre, c'est comme sortir du Peuple, puisque le Peuple tout entier se trouve désormais sous la surface, hurlant après la descendance qu'il ne pourra pas avoir. Impossible, donc, aussi, de mourir. Mourir, c'est trahir encore, c'est finir le boulot des bourreaux. Pour survivre face aux Nations, ce Peuple désagrégé se raccroche à l'éternelle injonction : croissez et multipliez-vous. Mais sans l'envie, le désir est une mécanique, un devoir, et croissez et multipliez-vous n'est plus qu'une phrase. Commence alors le procès des Livres du peuple du Livre, dans un tribunal de Cauchemar où l'humain et le verbe se confondent, s'accusent, et tentent de se sauver l'un l'autre.

Bien sûr, on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que tout me fut expliqué, plutôt que ce récit où les lieux, les temps, les personnages sont toujours indistincts, perméables, presque indéfinis. Comme si l'âme du Peuple était un unique narrateur s'imposant à chacun tour à tour. Mais c'est cet onirisme sombre et flou qui refuse au cerveau la possibilité de se rassurer, de se distancier, c'est cet effort nécessaire qui permet, soudain, dans ce tout chaotique, de saisir l'essentiel, comme les nutriments dans un flot de fibres indigestes et qui permettent pourtant ce transit horrible dont dépend la vie.



J'ai lu ici et là des éloges de la langue de Leïb Rochman et de la forme du livre. Je ne les partage pas. Et pourtant il me semble qu'aucune autre langue, aucune autre forme, ne pourrait mieux expliquer ce que nous nous efforçons de ne pas comprendre. Comprendre, et non approuver. Comprendre, et non justifier. Il est inutile de condamner l'expansionnisme des colons sans comprendre d'où vient leur croissez et multipliez-vous. Moi, je suis né deux ans avant la mort de Leïb Rochman, et je ne suis pas historien. Je ne suis pas juif et je ne suis pas palestinien : je suis sans doute la personne la moins légitime qui soit pour parler de l'Holocauste ou de l'Intifada.Mais ce que j'ai ressenti, c'est que le silence, ou, pire les cris, les balles, les bombes, enfin, l'impossibilité de se parler, donc, de se comprendre, l'impossibilité des Nations de dire que ça suffit, trouve sa racine ici. Car c'est d'une Europe sourde que sont partis, À pas aveugles de par le monde, les pères de cet État qui refuse d'apprendre à compter les victimes civiles de part et d'autres des barrières qu'il érige. C'est d'une Europe sourde que sont partis, À pas aveugles de par le monde, Leib Rochman et les pères de ceux à qui revient un travail impossible mais qui doit être fait : désapprendre le Destin, qu'on subit, préférer l'Histoire, et la construire à partir de ce dont ils ont été privés. À pas aveugles de par le mondee, de Leïb Rochman, chez Folio, exige de ces fils qu'ils deviennent une Nation, capable, elle, d'écouter les souffrances d'un autre Peuple qu'on prive de place sur la terre. 


La chronique audio est disponible ici

On me pardonnera de la redondance de la bande son, car ce morceau "Khosid Dance"de Mickaël Levy perpétue une musique Klezmer émouvante et jamais coupée de ses racines. 

3 commentaires:

  1. J'ai l'impression d'avoir perdu la police par défaut. Bizarre.
    Prochain article sera le 100ème du blog, je crois.

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  2. Bonsoir, j'essaie de trouver un moyen de vous contacter, je vous ai laissé un message sur FB (voir votre boite "autre" puisque nous ne sommes pas amis)...

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  3. Je pense avoir reçu votre message. J'ai tenté d'y répondre, vous devez à présent avoir mon adresse mail.

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