Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 5 janvier 2015

À tout prix, de Roger Rudigoz, chez Finitudes

À tout prix est le second tome du journal d'écrivain que Roger Rudigoz  publia aux éditions Juillard en 1963 et que les éditions Finitude ont eu la bonne idée de republier en 2014. 

Il était impossible de ne pas se sentir proche de l'auteur du premier tome, Saute le temps. Il est possible de ne pas suivre celui d'À tout prix jusqu'où il veut aller.  Et pourtant, c'est le même homme, surtout quand il écrit : « J'ai toujours eu la passion de m'embrigader, malgré tous mes goûts d'indépendance. Je commence seulement à comprendre la raison de cette contradiction : j'étais à la recherche d'une fraternité nouvelle dans cette société sans âme... » Tu m'étonnes. 

On sent encore cette tension entre l'envie d'aimer le monde et l'incapacité de l'accepter tel qu'il est. «  En voyant très peu de gens, tous triés sur le volet, et mis longtemps à l'épreuve, on doit finir par devenir l'ami du genre humain. » !

Mais ce qui éloigne, ce qui sépare, c'est l'ampleur du destin de Rudigoz, de ce qu'il a enduré, subi, l'ampleur de ce qu'il a vécu, et dans quoi s'ancre sa radicalité. Pourtant, lui qui fanfaronne quand il s'agit de ses conflits avec le percepteur, le propriétaire, le patron n'écrit sur les camps de prisonniers qu'avec la pudeur d'un homme qui a failli se briser. Pire, d'un homme qu'on a forcé à plier. Quelques pages, mais qui n'éludent rien. Le chef de camp ? «  Sans la guerre, nul doute qu'il eût été un parfait honnête homme. Chaque fois que je suis en présence d'un parfait honnête homme je ne peux m'empêcher de l'imaginer chef de camp. Et chaque fois, je suis obligé de me rendre à l'évidence. Ça colle, c'est plausible. Toutes mes bagarres avec les patrons viennent de là. […] Je suis toujours prisonnier dans la mesure où je continue, comme il était bien fondé de le faire là-bas, de prêter à mes semblables d'épouvantables desseins. Et comme il m'arrive de voir que ce n'est pas sans raison, le mal ne guérit pas. »

On comprend alors la rage qui le saisit quand le percepteur, le propriétaire, le patron viennent lui mettre des bâtons dans les roues. « À vingt ans,je faisais la guerre des autres, et maintenant, la mienne. » Et sa guerre c'est la littérature. Qu'on l'empêche de la mener et il grogne,  il regrette de ne pas avoir plus souvent encore cogné les premiers de la classe quand il était enfant, eux qui deviendraient percepteurs, propriétaires, patrons. Pire il fuit. Le voilà dans le Sud. Il y cherche la vie, donc l'écriture. Et voilà qu'il retrouve sa vie, celle qu'il a menée enfant. Stupeur quand son ancien instituteur lui montre son bulletin. «  Quelle déception. […] J'étais premier ou second en presque tout ! Un bon élève ! […] Mais alors, pourquoi mes parents me traitaient-ils sans arrêt de cancre et de propre à rien ? » 

Rudigoz, le sensible, le bon élève, conditionné à se voir en cancre, en cogneur, cela donne :  « Les ratés sont fascinants. » Non, Rudigoz, les ratés sont des ratés, ils te tireront vers le bas. Et le voilà qui renoue avec Cricri, « la môme S.O.S., une fille catastrophique dont il faudra bien que je parle un jour quand je ferai le récit complet de tous mes malheurs. » Fuis ! On a envie de crier : Fuis, Rudigoz ! Surtout les admiratrices, celle-ci qui te donne de quoi tenir assez pour te faire piéger par celle-là. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, revenir un demi-siècle en arrière, lui dire, n'y vas pas, pense à elles,  « La grande Annie, la Bavaroise, la blonde enfant des forêts. Puis la belle Aude, la Rudigotte, mon héritière, ma dauphine. » Il les retrouve, les emmène dans le Sud et... Que se passe-t-il après ? Son éditeur est mort : il n'y aura pas de troisième tome au journal. À quoi tient le destin d'un écrivain ?  Cinq ans plus tard, deux autres romans. Et plus de dix ans de silence. Et des contes pour enfants. Ensuite, il reste encore deux livres, Les infirmières d'Orange, en 1985 et le Fauteuil vert, en 1987. Et pour moi, la trouille de les lire, de voir dans quelle gueule du loup il est allé se jeter lorsqu'il disait, à la fin d'À tout prix, disponible aujourd'hui chez Finitude : le temps de l'impasse est fini.



TL ; DR : La suite du journal de Rudigoz, émouvant, effrayant.

Pas de chronique audio car pas un livre de poche, et le temps, bon sang, le temps. 

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