Ce que j'ai pensé de

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Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 23 mars 2015

Emmanuel Carrère, Le Royaume

La voix du maître
Gallimard nous prévient que la version audio du Royaume a été abrégée par l'auteur afin, je suppose, de pouvoir tenir sur les deux CD que contient le coffret de la collection Ecoutez Lire. Pourtant quand Emmanuel Carrère nous fait la lecture de son dernier roman, on pourrait l'écouter indéfiniment. Son écriture limpide, fluide, nous emmène de sa crise mystique aux premières églises chrétiennes. Elle provoque des images, mieux des séquences entières dont le son et l'odeur de poussière restent longtemps après qu'on a terminé le livre. La voix posée, grave, mesurée d'Emmanuel Carrère donne l'impression que ce Paul, laid, colérique mais génial, visionnaire et radical, on l'a déjà rencontré. Plus qu'avec un documentaire télévisé, Carrère nous fait voir les apôtres, villageois juifs superstitieux et pêcheurs terre à terre, dont il rapporte avec amusement le bon sens pataud et un peu rétrograde. Comme toujours chez Carrère, il y a des mises en abyme : il nous parle de Luc, qui écrit sur Jean, ou Marc, parlant de Jésus en train de parler aux apôtres. Et tous écrivent des romans. Carrère est écrivain, est il vraiment romancier ?

L'intime et l'universel
Le récit de l'écriture de l'évangile se mêle, comme toujours chez Carrère au récit de sa propre vie, de sa crise mystique passée, aux questions qu'il se pose, essentiellement sur lui-même. Mais on découvre surtout les rapports troubles qu'il a entretenus avec sa marraine. C'est la partie la plus étonnante du livre. L'auteur ne semble ne pas réaliser à quel point il décrit une relation toxique pilotée par une marraine de conte de fée, à la fois bienveillante et tyrannique. 

La culpabilité, l'aveuglement, la domination
Comme tous ceux qui souffrent essentiellement de ne pas avoir eu à souffrir, Emmanuel Carrère souffre d'un manque de légitimité, qui l'entraîne dans des aventures spirituelles dont la vacuité proche de la folie nous étonne encore plus que lui-même. Cette articulation est la seule à rester dans son angle mort, trop proche pour qu'il puisse la traiter vraiment : le mécanisme par lequel il conjure sa culpabilité latente par la recherche d'idéal, chrétien ou bouddhiste qu'importe, tout plutôt que de renoncer à l'idéal, quand bien même le réel crierait partout au scandale. Lorsque la marraine illuminée et bigote tance son filleul qui se moque de Lourdes, on est proche de la sujétion. Elle lui reproche de se laisser dominer par son intelligence plutôt que d'écouter son cœur. On devrait se méfier des gens qui vous disent de dissocier l'intelligence et le cœur. 

Bien vivre le fait de ne pas vivre bien
La lecture du livre m'a suggéré cette hypothèse : le goût immodéré de Carrère pour le confort, la reconnaissance, la caution qu'il apporte à la grande industrie de la pornographie (il en parle àç chaque livre en disant que ça ne lui pose aucun problème, à tel point qu'il en parle à chaque livre) entrent en dissonance avec le soi idéal inatteignable que lui imposent son talent, son physique avantageux, sa culture générale immense. Cette dissonance, il lui faut l'amoindrir. L'astreinte religieuse, mais aussi le travail, qu'on devine permanent, énorme deviennent des moyens d'atténuer une culpabilité dont il parle à demi-mot. Mais il semble plus supportable pour Carrère de subir le délire chrétien de sa marraine que de payer des charges quand il emploie une jeune fille au pair. 

Les maîtres ne se situent que dans les jeux vidéos*
Alors on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, conserver cet attachement déraisonnable que j'ai eu pour l'auteur de l'Adversaire, j'aurais aimé qu'en plus d'un modèle littéraire Carrère soit une sorte de modèle humain, le type à qui on envoie son livre en disant « regardez, j'essaie de devenir vous », le maître dont on voudrait devenir le disciple. Mais non. Chaque jour, à chaque pas qu'on fait pour atteindre notre Royaume, on doit choisir : vivre bien, bien écrire. Comme si, toujours autant depuis Proust, il existait deux royaumes en guerre, inconciliables, deux camps entre lesquels on est sommé de choisir, chaque jour, à chaque pas : la bonne littérature ou la vie bonne. Emmanuel Carrère a choisi, son Royaume, disponible chez Gallimard et en collection Écoutez Lire, c'est sûr, c'est la bonne littérature. 


* : "Les maîtres ne se situent pas que dans les jeux vidéos" est une citation du morceau "labyrinthe", présent sur l'album 3 fois plus efficace du collectif 2bal 2neg. La phrase est à 2'17

1 commentaire:

  1. L'excellente chronique de Laurence Houot pour Culture Box me semble meilleure que la mienne, plus proche du livre, moins gênée par l'histoire de l'auteur, moins grandiloquente. On peut la lire ici :
    http://culturebox.francetvinfo.fr/livres/romans/entrez-dans-le-royaume-demmanuel-carriere-189347

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