Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 13 avril 2015

Dans le café de la jeunesse perdue, de Patrick Modiano

Dans le café de la jeunesse perdue, de Patrick Modiano, que Gallimard propose en audiobook dans sa collection Ecoutez Lire, dans ce café, un soir, entre une jeune fille. Elle vient de temps en temps. Ce genre de jeunes filles mystérieuses qu'on croise à l'adolescence, et dont la passivité permet qu'on projette sur elles ce qu'on attend de l'éternel féminin. Le narrateur la décrit, elle, mais aussi la bande de jeunes un peu bohèmes qui traîne dans le café. Ils croisent l'art et la littérature sans effort, ils ne font d'effort pour rien, par romantisme ou à cause de l'ivresse. L'un d'entre eux baptise la jeune fille Louki. Elle ne proteste pas, comme si sa nouvelle identité lui permettait d'en oublier une autre. Tous imaginent les vies qu'elle a à oublier. Louki est comme un écran sur lequel tout ce qu'on projette devient flou, sur lequel par conséquent chacun peut voir ce qu'il veut.

L'écriture de Patrick Modiano reproduit le coup du rétroviseur central. Dans un embouteillage, parfois, on saisit le regard du conducteur qui nous précède. S'il est du sexe vers lequel va naturellement notre désir, on l'imagine alors plus séduisant qu'il n'est. On reconstruit autour de ce qu'on aperçoit – quoi ? les yeux ? au mieux un peu de front au-dessus des sourcils, la naissance du nez ?- on reconstruit le visage qui habillerait le mieux ce regard. Et puis arrive un rond-point, un croisement, la voiture tourne, avec un peu de chance elle repart en sens inverse et le visage auquel on est soudain confronté n'a rien à voir avec ce qu'on avait fantasmé. Il ne nous serait pas venu à l'idée d'ajouter un menton fuyant, une coiffure choucroute, une barbe négligée ou une bouche crispée et vulgaire.
Louki, bien-sûr, le narrateur la voit de face, mais il ne saisit jamais, ce qu'elle pense, d'où elle vient, ce qui la motive. On peut aimer ou non la voix de Denis Podalydès, entre banlieue ouest et rive gauche, mais son côté un peu traînant sied assez bien à l'écriture de Modiano, qui se dérobe, semble ne pas vouloir faire le moindre effort, comme Louki. Et comme Louki, on finit par s'ennuyer un peu, à force que rien ne se passe. Modiano n'est pas un canard de la dernière couvée, il change alors de narrateur. La même bande, les mêmes trajets, mais un nouveau point de vue, donc, de nouveaux fragments de la même intrigue. C'est comme de reconstruire un puzzle dont les pièces seraient découpées dans des matières différentes, et ne nous seraient apportées que par petits paquets. Louki.  Le café. La patronne. Les jeunes, leur désœuvrement, l'impasse qu'on devine. Les moins jeunes, menaces imprécises, prédateurs incertains. L'ambiance, le choix des noms, les quartiers, les parcours, les points fixes, les zones neutres, l'amitié féminine toujours un peu trouble, Modiano fait du Modiano. Je suppose que les amateurs joueront à faire semblant de se perdre, joueront à se faire peur avec la destinée de Louki, qu'on n'imagine pas alourdie de saines rigolades, de parties de sport collectif ou d'escapades campagnardes et charcutières. Reste le vin, qui noie non pas les sentiments trop forts, mais les sentiments absents, ou trop flous. Les moins conquis diraient trop mous, les afficionados diront trop délicats.

Ceux qui ont connu une Louki, qui ont tourné autour, étoiles dans l'orbite d'un trou noir, savent que le mystère c'est qu'il n'y a pas de mystère, juste l'absence de joie, et ce qu'on y projette. Le talent de Modiano c'est de montrer cette attraction de tous vers rien. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, qu'arrive le rond-point où le regard du rétroviseur devient un visage, j'aurais aimé croiser une fois Louki de face, au moins de trois-quart, j'aurais aimé que Modiano lui laisse une chance. Dans le café de la jeunesse perdue, que Gallimard propose dans sa collection Écoutez Lire, les habitués, et Modiano avec eux, se laissent attirer par cette Louki vulnérable à ceux qui la désirent, dangereuse pour ceux qui l'aiment, ils se laissent attirer par eux-même, coincés dans l'illusion du rétroviseur central.

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